La “zen attitude” : quand le désir de calme devient une violence silencieuse
Il existe aujourd’hui une véritable idolâtrie du “zen”.
On s’imagine qu’être “zen”, c’est flotter au-dessus de tout, sans heurts, sans colères, sans tristesses, sans dérangements.
Un être immobile, lisse, impassible. Une version humaine du bibelot posé sur une étagère.
Mais derrière cette aspiration se cache souvent une violence psychique inaperçue — d’abord dirigée contre soi. Et comme toute violence intérieure, elle finit tôt ou tard par toucher les autres.
L’erreur fondamentale : confondre paix intérieure et absence de vie émotionnelle
Dans l’imaginaire collectif :
“Être zen” = ne plus ressentir
“Être zen” = ne plus réagir
“Être zen” = ne plus faire de vagues
C’est une équation toxique.
Car ne plus réagir, ce n’est pas être en paix : c’est être dissocié.
Ne plus ressentir, ce n’est pas la maîtrise : c’est l’anesthésie psychique.
La société confond la régulation émotionnelle avec la suppression émotionnelle, et présente la seconde comme une vertu. Alors qu’elle détériore le rapport à soi, altère la conscience, et fausse profondément la relation au monde et aux autres.
Sous la “zénitude”, quatre dynamiques délétères
1. Le déni émotionnel
La personne qui veut absolument “rester zen” apprend à nier ce qu’elle ressent pour rester conforme.
Elle s’écoute moins.
Elle se coupe.
Elle se rend incohérente intérieurement.
Et pour rester cohérente avec elle-même, elle construit une narration intérieure qui donne du sens : souvent celle de “l’éveil”, de la “sagesse”, ou de la “prise de hauteur”.
2. La suppression affective
Tout ce qui ne cadre pas avec l’image “zen” est immédiatement réprimé : colère, tristesse, frustration, désir, joie trop grande, même besoin d’aide.
C’est une mutilation subtile et inconsciente :
“Je dois être calme, donc je ne dois pas être moi.”
3. La pression psychique vers l’extérieur
On croit que la pseudo-zénitude protège les autres.
Mais en réalité, elle déplace la charge : tout ce qui n’est pas exprimé s’accumule en pression interne, puis finit par exploser…
… ou se déverser sur l’entourage sous forme de passif-agressivité, de reproches voilés, de froideur, d’indifférence blessante.
4. La dictature de la zénitude
La personne “zen” se croit exemplaire.
Elle se donne le droit — ou la mission — de juger ceux qui ressentent.
Elle impose autour d’elle une norme de calme terriblement oppressante :
“Tu devrais te calmer.”
“Tu devrais laisser couler.”
“Tu t’énerves trop.”
“Tu prends tout trop à cœur.”
“C’est pas si grave.”
C’est une forme d’injonction paradoxale :
“Exprime-toi… mais reste agréable.”
“Sois authentique… mais pas trop.”
Pourquoi c’est toxique ?
Parce que l’humain ne fonctionne pas comme un moine en lévitation :
il fonctionne comme un organisme vivant, traversé de signaux.
Une émotion n’est pas un problème :
c’est une information.
Demander à quelqu’un d’être “zen”, c’est lui demander de :
ne plus écouter ses signaux
s’interdire d’exister dans ses nuances
se rendre compatible avec l’extérieur
taire sa vérité interne
renier ses besoins
et surtout : se trahir silencieusement, jour après jour
C’est une violence contre sa structure psychique.
Et lorsque l’on se mutile intérieurement, on finit toujours par exiger que les autres soient mutilés au même endroit, sinon la confrontation avec le vivant en l’autre est insupportable, inacceptable.
La confusion qui entretient le malentendu
Même si l’on redéfinit le mot, même si l’on dit :
“Non mais moi quand je dis zen, je veux dire bien ancré, régulé, présent…”
… rien n’y fait.
La personne qui utilise la zénitude comme stratégie d’évitement s’en servira pour justifier son comportement :
“Je ne parle pas de ce qui me touche, je suis zen.”
“Je ne me fâche jamais, je suis zen.”
“Je ne prends pas parti, je suis zen.”
“Je ne pose pas de limites, je suis zen.”
“Je ne ressens rien, c’est mieux ainsi.”
La pseudo-zénitude devient une armure qui protège du réel, de la responsabilité, du conflit, du lien.
Quand la colère est disqualifiée
Pourquoi, lorsqu’une colère émerge chez quelqu’un — enfant ou adulte — la première réaction spontanée est-elle presque toujours : « Calme-toi ! »
Quelle disqualification de ce qui est vécu, quelle injonction à rentrer immédiatement dans le rang.
Pourtant, toute colère a une origine légitime.
Quelqu’un t’a-t-il manqué de respect ?
As-tu été lésé, blessé, ignoré ?
Es-tu confronté à une injustice ou à un danger ?
Ou peut-être es-tu simplement débordé, sans ressources, dans une situation où personne ne voit ce que tu traverses ?
Face à une personne en colère, qui n’a jamais réagi en fuyant, en se mettant plus en colère qu’elle, ou en exigeant un retour immédiat au calme ?
Alors qu’une autre posture serait possible :
« Qu’est-ce qu’il se passe pour toi ? »
« De quoi as-tu besoin maintenant ? »
« Est-ce que tu veux bouger, crier, respirer, laisser sortir cette énergie qui t’envahit ? »
Mais évidemment, cette attitude demande une condition essentielle :
ne pas avoir peur de sa propre colère.
Car accompagner l’émotion de l’autre, c’est aussi risquer que la nôtre surgisse.
C’est accepter d’être touché, déstabilisé, éclairé par quelque chose qui nous dépasse souvent.
Or beaucoup portent encore les traces d’enfances sans soutien émotionnel, nourries de chantage affectif, de violences larvées ou de manipulations subtiles qui nous ont appris une seule règle : la colère doit disparaître.
C’est précisément cette faille que les manipulateurs exploitent le mieux : ils exigent le calme, pour mieux invalider la souffrance qu’ils provoquent.
(Un article consacré à la manipulation émotionnelle tout bientôt.)
Ce dont nous avons réellement besoin : de présence, pas de zénitude
Le contraire de la pseudo-zénitude n’est pas l’hystérie. Ce n’est pas l’impulsivité. Ce n’est pas l’explosion permanente. Ce n’est pas non plus la fadeur, ni le lissage. Ce n’est pas le recadrage, ni la neutralisation.
Au contraire, c’est :
-
la lucidité émotionnelle et la réflexivité
-
La connaissance et compréhension de soi et la présence à ce mouvement permanent qui nous habite : le vivant.
-
la communication en temps réel, et la réactivité ajustée
-
l’écoute intérieure et la responsabilité affective
-
la cohérence réelle, dans le sens, la capacité à dire « oui » et la capacité à dire « non » et l’acceptation des conséquences.
Parce que être présent, ce n’est pas être “zen”, c’est être capable de se réaligner face au réel.
C’est être plus souple avec l’intégration de l’information en temps réel. C’est se vouloir toujours plus large et souple pour s’accueillir soi-même. Et pouvoir de la même façon accueillir les autres.
Conclusion : le calme n’est pas la vie
Rien, absolument rien ne reste cristallisé dans le même état sur Terre. La vie est mouvement. C’est l’essence même des enseignements spirituels.
Nous n’avons pas besoin de “personnes zen”. Nous avons besoin de personnes vivantes.
De personnes capables de ressentir, d’ajuster, de dire, de traverser. Des personnes capables de sentir leurs pulsions intérieures et capables de les traduire en besoins, en questions, en compréhension.
De personnes capables de se laisser toucher — sans se laisser envahir.
De personnes qui n’ont pas peur que l’eau bouge, parce que la vie est faite de vagues.
La zénitude fantasmée n’est pas une voie.
C’est un piège.
Ce que nous recherchons profondément, ce n’est pas le calme artificiel :
c’est la présence vivante, vibrante, pleinement humaine.